Le pli arriva à l’accueil de la gendarmerie par la poste. Intrigué par l’adresse écrite à l’aide de lettres découpées dans le journal, le gendarme Louis apporta l’enveloppe à l’adjudant Fernand équipé d’une paire de gants et d’un masque. Ce dernier fut peu étonné par l’accoutrement de son collaborateur dont les tocs et les curieuses coutumes n’étaient un mystère pour personne. — Mon adjudant, ce pli est probablement l’œuvre d’un corbeau, tous les indices convergent en ce sens. — Faites voir. Dans le doute, Fernand enfila des gants en caoutchouc avant de saisir l’objet du bout des doigts. Il en sortit un épais document relié. Perplexe, il fixa Louis. — Ceci est le manuscrit d’un roman… L’adjudant Fernand chargea la gendarme Bernadette, férue lectrice, de prendre connaissance du contenu de ce curieux envoi. Le lendemain matin, fébrile, les traits tirés, elle exposa son compte-rendu à Fernand. — Mon adjudant, on tient quelque chose, c’est sûr ! — Ne vous emballez pas, Bernadette. Expliquez-moi, je vous prie. — C’est une suite de nouvelles croisant différents personnages, ça se déroule dans la toundra, en Russie, mon adjudant. La première histoire évoque l’apparition d’un nouveau-né ! Je dois les étudier à nouveau pour repérer les indices ! — Hum… C’est un peu léger, vous ne trouvez pas ? Fernand, peu convaincu, l’autorisa tout de même à relire le manuscrit. Le mystérieux manuscrit avait mis en émoi tout le bâtiment. Fernand se doutait que Bernadette n’y était pas étrangère. Avec son accord, elle l’avait soumis à d’autres gendarmes dans l’idée de croiser leurs différents points de vue. Elle déboula dans son bureau, à bout de souffle. — Que vous arrive-t-il, Bernadette ? — Un colis anonyme a été livré ce matin par la poste, mon adjudant ! La même typographie sur le carton, c’est en lien avec le manuscrit ! Cette histoire prenait des allures de plus en plus énigmatiques. — Que contient-il donc ? — Un kaléidoscope, mon adjudant ! — Hum, rappelez-moi la fonction de cet objet, je vous prie… — C’est un instrument optique réfléchissant à l’infini et en couleurs la lumière extérieure, mon adjudant. Alors que la nuit tombait, Fernand compulsait les rapports concernant la fameuse missive et le curieux tube qui lui étaient destinés, son nom était dactylographié sur un papier. Tout en se grattant le crâne, il se questionna. Mais où allait donc les mener cette histoire ? Que lui voulait ce corbeau ? Cette enquête n’avait ni queue ni tête. L’expression, héritée de son père lui aussi gendarme de profession, le fit sourire. Le kaléidoscope reflétait l’image d’un bébé. Un poupon ! Était-il concerné par une menace d’enlèvement ? Les jours se suivaient, aucun nouvel indice ne venait éclairer sa lanterne. Fernand s’agaçait, trépignait, maugréait, et ses collaborateurs n’osaient plus passer devant son bureau que sur la pointe des pieds. Bernadette frôlait l’épuisement, à force de relire sans cesse le maudit manuscrit. — Vous devriez changer de dossier, Bernadette, vos yeux ressemblent à ceux d’un lapin russe ! Penchée sur le document devenu son obsession, elle leva la tête d’un mouvement brusque lorsqu’il prononça le dernier mot. — La Russie, mon adjudant ! Il y a un lien, mais… je ne trouve pas ! Je n’en dors plus ! — Cette affaire vous obnubile. Je vous ordonne de vous reposer, Bernadette. Il ne manquerait plus que mon meilleur élément défaille en pleine enquête ! Flattée par le compliment, elle accepta de lever le pied. Mais la confiance de Fernand vacillait. Qu’allait-il se passer ? Fort préoccupé, lui non plus ne dormait plus très bien. La semaine suivante, un autre courrier arriva. Tout le monde était sur des charbons ardents, Bernadette au sommet. — Mon adjudant ! Nous avons un nouvel indice, cette fois, c’est le cliché d’une stèle ! — Pardon ? Elle lui tendit une loupe. — Regardez bien, des symboles sont gravés sur la pierre. Cela ne vous dit rien ? C’est forcément un message caché ! Bernadette trépignait. Fernand observa avec attention chaque détail de la photographie. Mais rien ne l’éclaira. Exaspéré, il jeta la loupe au sol. — Tout doux, mon adjudant, je la tiens de ma grand-tante… — Pardonnez-moi, Bernadette, je suis sur les nerfs. Je n’y comprends rien à rien ! Pourquoi m’adresse-t-on ces curieux objets ? Une nouvelle semaine passa. Fernand reçut un appel de sa fille. Elle vivait à Londres et lui manquait terriblement. — Tu as l’air fatigué, papa, tout va bien ? — Oui, ma chérie. Le boulot, tu sais… Et toi, tu manges toujours aussi mal, chez les rosbifs ? — Papa ! Arrête avec ça. Je cuisine les bonnes vieilles recettes de maman, Harry en redemande. Le cœur de Fernand se serra en pensant à feu son épouse adorée. — Fais attention de ne pas trop travailler, papa, tu me promets ? — Hum. Tout va bien, ne t’inquiète pas. Le bonjour à Harry. En raccrochant, il regretta le ton sec qu’il avait adopté avec sa fille unique chérie. Indéniablement, cette histoire le mettait en rogne. La salle de réunion affichait complet. De son écriture en pattes de mouche, Fernand avait récapitulé sur le tableau le paysage de l’enquête. Le vieux Raymond, dont la retraite approchait à grands pas, louchait derrière ses binocles, tentant de déchiffrer les hiéroglyphes de son supérieur. – Mon adjudant, pardonnez-moi, mais on n’y entend rien du tout ! Fernand, sur des brûlots incandescents, l’envoya sur les roses d’un geste agacé. – Bon. Nous avons reçu un manuscrit de nouvelles, un kaléidoscope, la photographie d’une stèle. Des idées ? De l’écrivain anonyme à la secte, en passant par un inventeur fou, ses collaborateurs n’en loupèrent pas une. Fernand, découragé, courut s’enfermer dans son bureau dont la porte claqua derrière lui. Les jours défilaient, l’enquête piétinait, Fernand dépérissait. Bernadette, inquiète, décida de lui remonter le moral. – Mon adjudant, je vous ai concocté mon fameux quatre-quarts, je ne connais rien de mieux pour retrouver le sourire ! Fernand, du fond de son siège au cuir élimé, détailla la pâtisserie luisante de beurre d’un œil morne. – Ah. Merci, Bernadette, posez-le là. Elle inspecta le bureau d’une moue dégoûtée. Le plateau, recouvert de poussière, disparaissait sous un amas de dossiers usés et tachés ; un cendrier à l’effigie du célèbre Bibendum débordait de mégots écrasés. – Je vous le mets plutôt sur le meuble, ici, mon adjudant. – Fort bien, Bernadette, fort bien… Décidément, le coruscant Fernand avait perdu tout son panache. Quelle était donc l’entourloupe ? Le contenu du colis suivant lui était à nouveau adressé et le laissa perplexe. Deux minuscules chaussons d’un rose tendre tricotés main trônaient fièrement sur son bureau. Fernand était sur les dents, Bernadette tenta le tout pour le tout. – Mon adjudant, peut-être que ces petits chaussons appartiennent au bébé kidnappé ? Fernand sortit de ses gonds. – Mais enfin, Bernadette ! Quel bébé ? Quel kidnapping ? On marche sur la tête, je vous le dis ! Excédé, il envoya valser l’intégralité du contenu hétéroclite de son bureau vers le sol. Le fracas la fit sursauter. Fernand, dans ses petits souliers, se confondit en excuses. – Pardonnez-moi Bernadette, je suis à cran… Elle quitta la pièce, interloquée. Quelques jours plus tard, Fernand reçut un body taille un mois d’un bleu indigo. Alors qu’il détaillait le vêtement minuscule, il repensa à la convocation par son supérieur suite à son débordement avec la pauvre Bernadette. Penaud, il lui avait présenté ses excuses, mais il regrettait son comportement. Il porta à nouveau son attention sur le petit habit, en examina avec soin les coutures, l’étiquette, le huma, le palpa, équipé de gants. Aucun indice, aucun signe particulier n’expliquait la présence de cet objet destiné à un nouveau-né. Et quid de cette histoire de toundra russe ? Fernand perdait tout espoir de compréhension. Durant ses nuits d’insomnie, Fernand imaginait mille scénarios, tous plus abracadabrants les uns que les autres. Il avait songé à la blague d’un vieil ami, mais n’avait pas identifié qui pourrait pousser le jeu aussi loin. Il avait pensé à un ennemi invisible qui voulait l’entraîner jusqu’à la dépression. Mais là encore, personne ne lui venait à l’esprit. Ce kidnapping ne tenait pas debout, aucune demande de rançon n’avait été reçue. Et de quel bébé parlait-on ? Il avait même envisagé le fantôme de sa femme bien-aimée qui aurait souhaité lui rappeler la naissance de leur fille. Mais il s’était repris, se traitant de vieux fou. Il devait se résoudre à la triste vérité, il tournait irrémédiablement en rond. Épouvantée par la silhouette dorénavant famélique de son supérieur au ventre autrefois proéminent témoignant de sa gourmandise, Bernadette cuisinait tous les petits plats et les desserts de son répertoire, dans l’espoir que Fernand retrouve son appétit et sa ligne d’antan. En vain. Marqué de cernes noirs bordant ses yeux perdus dans le vague, il réfléchissait sans fin à cette enquête insoluble. Un bip lui indiqua l’arrivée d’un nouveau message dans sa boîte de réception. En cliquant sur l’enveloppe blanche, il remarqua le destinataire : Anonyme ! L’adrénaline circula à nouveau dans ses veines. Mais le contenu le laissa perplexe : une liste de prénoms féminins. Les indices s’amoncelaient. Le gendarme Louis apporta une autre lettre de laquelle il en extirpa la photographie d’un berceau. Fernand tapa du poing sur la table, Louis tressaillit. – Excusez-moi, Louis. Je ne supporte plus tous ces accessoires pour bébé, ça me rend dingue ! – Je comprends, mon adjudant. Il n’attendit pas son reste et quitta le bureau à petits pas rapides. Fernand, touché, fut navré de constater que ses collaborateurs le craignaient, depuis son récent éclat. Il punaisa la nouvelle photographie à côté de celle de la stèle en marmonnant dans sa barbe hirsute. L’enquête piétinait et demeurait aussi obscure que son humeur. Les nouvelles matinales de sa fille améliorèrent son moral. Fernand l’écouta l’informer, d’une voix enjouée, de projets avec Harry dont elle lui parlerait bientôt. Alors qu’il venait de raccrocher, il reçut un appel de son supérieur, remonté comme un coucou suisse. – Adjudant Fernand ! Cette enquête reste au point mort, c’est du délire, c’est tout de même inouï que cette fichue affaire ne progresse pas ! Comment expliquez-vous cela ? Bafouillant, Fernand tenta de justifier l’inertie de l’avancée par un sous-effectif rendant compliquée les recherches et leur tirant une balle dans le pied. Son supérieur n’apprécia guère le jeu de mots, et lui raccrocha sèchement au nez. Attablée autour d’un steak assorti de frites brillantes et de bière, l’équipe devisait encore de ce corbeau infernal qui monopolisait leur esprit. Soudain, le gendarme Louis manqua de s’étouffer. – On ajuant sef ! Fi le bévé tépulle ta ? – Louis ! Ne parlez pas la bouche pleine, c’est très irrespectueux et nous n’y comprenons diable rien ! Piteux, l’impoli tamponna sa bouche avec sa serviette en papier, oubliant quelques traînées luisantes. – Pardon, mon adjudant. Je disais donc, et si le bébé était un pupille de l’État ? Fernand le dévisagea, les yeux ronds. – Pouvez-vous m’expliquer le lien avec les indices, Louis ? Ce dernier plongea le nez vers son assiette. Le reste du déjeuner se déroula dans un silence gêné. Fernand noyait son désespoir dans un café qui n’en avait pas le goût, quand Louis arriva d’un pas pressé, suivi de Bernadette. — Mon adjudant, un nouveau colis. Cette fois, vous avez reçu un… stégosaure miniature et une petite poupée. Fernand s’étrangla avec son breuvage. Il se tourna vers sa collaboratrice. — Bernadette, vous me le diriez, si tout cela n’était qu’une vaste blague, n’est-ce pas ? Offensée, elle plissa le nez, repoussée par l’haleine chargée de tabac et d’autres odeurs peu ragoûtantes de son supérieur. — Mon adjudant, me croyez-vous capable d’une telle sottise ? — Non, oubliez cela, Bernadette, je suis à bout… — Il ne faut pas baisser les bras, mon adjudant. Nous trouverons forcément la clé de tout cela, sans aucun doute. Fernand regagna son bureau avec les deux nouveaux et insolents indices. Il se reprocha ses pulsions agressives. Vilipender ses fidèles collaborateurs, surtout la formidable Bernadette, n’était pas très malin. Mais il ne pouvait plus supporter l’optimisme béat dont elle faisait preuve. Le stégosaure et la poupée rejoignirent la collection étrange et hétéroclite : un manuscrit de nouvelles, un kaléidoscope, le cliché d’une stèle, celui d’un berceau, un body bleu, des chaussons roses, une liste de prénoms féminins… Que signifiait cette mascarade, qui se cachait donc derrière ces multiples envois anonymes ? Épuisé, il sortit sa fiole de whisky de son tiroir secret. Une rasade l’aiderait à y voir plus clair. Bernadette débarqua dans le bureau de Fernand, les yeux brillants. — Mon adjudant ! J’ai remarqué un détail, sur les chaussons ! — Précisez… — Eh bien, les motifs tricotés sont des torsades, c’est assez technique. J’aurais dû le voir avant, je suis passionnée de tricot ! — Et ? Elle lui répondit, marchant sur des œufs. — Et bien cela signifie que la personne qui les a confectionnés est calée en tricot ! Fernand ferma les yeux. Elle s’esquiva discrètement, inquiète pour son supérieur surmené. Il s’effondra sur son siège, soupirant, épuisé par les multiples et variées propositions d’interprétations, toutes plus stupides les unes que les autres, que ses collaborateurs lui soumettaient, jour après jour. Sa patience avait atteint ses limites. Penché sur un dossier, passablement alcoolisé, Fernand reçut l’appel de Louis lui annonçant une visite. — Qui donc, Louis ? — La personne arrive, mon adjudant. — Mais qu’est-ce… La tonalité lui indiqua qu’il avait raccroché. Furieux, il se leva, prêt à en découdre, quand la porte s’ouvrit sur sa magnifique fille. — Sarah ! Quelle surprise ! Elle eut un choc en constatant à quel point son père avait changé ; amaigri, barbe en broussaille, son haleine chargée parfumait la pièce elle aussi dans un piteux état. — Papa, tout va bien ? Tu n’as pas l’air… Fernand resta coi face au ventre proéminent de sa fille. — Tu es enceinte ! Elle parut gênée. — Oui… Tiens, je t’ai acheté un crocus pour décorer ton bureau… Sonné, il saisit la plante herbacée. Sarah servit un petit noir à son père. La caféine l’aiderait à se remettre des émotions fortes générées par la découverte de sa grossesse. — Papa, tu as reçu mes colis anonymes ? Harry a eu cette idée originale pour te faire découvrir la nouvelle, génial, non ? Au visage congestionné de Fernand, elle s’interrompit. Il ne partageait visiblement pas son avis. — Tu… n’avais pas deviné ? Fernand venait de comprendre. — La toundra russe, dans la nouvelle, c’est pour illustrer la mutation d’Harry en Russie. La stèle, c’était pour que tu déchiffres les symboles qui y étaient gravés, ils sont liés à la fertilité. Le reste, c’était pour t’annoncer clairement le bébé à venir… D’un air de triomphe, radieuse, elle conclut. — Tu vas être grand-père, papa !
Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. Dans la baie de Théoule-sur-Mer, à l’abri des regards, Arthur appréciait le calme de la nuit. Personne d’autre à l’horizon, au cœur de l’hiver. Elle et lui, seuls au monde. Alors qu’il caressait ses longs cheveux auréolant son beau visage, Arthur l’observa. Sous la lumière blanche, elle était apaisée, tranquille, libérée. Il l’aimait tant. Il huma son odeur encore présente, là, juste dans le creux de son cou, l’essence de son être qu’il conserverait pour toujours. Il ferma les yeux, son esprit dériva jusqu’aux prémices de leur rencontre.
***
Vieil Antibes, le 24 février 2022
Fébrile, Arthur se connecta sur Instagram. Comme à son habitude, il vérifia le nombre d’abonnés du compte Sandy.dive. Il fronça les sourcils en inventoriant trente-cinq nouveaux fans en vingt-quatre heures, et grimaça en recensant seize hommes. Ses mains tremblèrent. Trop de monde à son goût. S’il était hacker, il ferait sauter son compte pour la protéger de tous ces gens, la garder rien que pour lui. Il fit défiler les stories. Elle était si belle. Il s’arrêta sur une photo, admira son visage d’ange, ses longs cheveux roux brillant au soleil, ses yeux verts. L’image de sa mère agonisante interféra, mais la voix dans sa tête la chassa très vite. Il visualisa le dernier réel de Sandy. Lorsqu’elle prononça ses premiers mots, son cœur manqua un battement.
Hello à tous, j’espère que vous allez bien ! Vous connaissez ma passion pour les fonds marins. J’ai prévu de visiter le musée océanographie de Monaco samedi prochain, il a l’air extraordinaire ! C’est l’occasion de nous rencontrer, si ça vous dit ! Je vous y donne rendez-vous, à bientôt !
La vidéo s’arrêta sur son sourire radieux. Il respira avec calme. Expire longuement, 10 temps, poumons vides, 5, inspire 8, poumons pleins, 5… Il devait se ressaisir. La rencontrer ? Trop tôt, il n’était pas encore prêt. Mais il ne pouvait manquer cette occasion inouïe, elle serait là, à moins d’une heure de chez lui alors qu’elle vivait à l’autre bout de la France, en Bretagne. Il s’y rendrait incognito. Juste pour l’apercevoir. L’excitation et l’adrénaline parcoururent son corps. C’est trop tôt, calme-toi. Oui, il devait écouter la petite voix, toujours.
***
En ce début de week-end, le réveil indiquait cinq heures. Arthur ouvrit les yeux, encore fatigué de sa nuit écourtée par son obsession à l’idée de voir enfin Sandy. En vrai. Mais il ne put déroger à la règle : respecter précisément son emploi du temps. L’importance des rituels. Samedi matin, au programme, plongée et séance de yoga intensive. Il n’était pas LE spécialiste de l’apnée par hasard. Travailler, se dépasser, encore et toujours. Après avoir transpiré sur les postures yogiques, il s’octroya une douche glacée. Pour que tu te souviennes que tu es vivant. A six heures tapantes, il ouvrait la base nautique dont il était responsable. Au vestiaire, il s’équipa avec soin, savourant le calme des lieux. Être le premier sur place était sa satisfaction personnelle. Dans le miroir, il observa ses cheveux mi-longs décolorés par le soleil. Le reflet de son visage blême, cheveux rasés, figé dans l’ascenseur après avoir commis l’irréparable, s’interposa. Il chassa l’image. Cette personne n’existe plus. Il sourit à son double. C’est une belle journée. Lorsqu’il goûta la fraîcheur de la Méditerranée, écrasé par le poids de l’eau, il eut l’impression d’être vivant, plein. En un seul morceau. Lui face à la mer. Évidemment, Jean Reno était son héros, Le grand bleu son film préféré.
Il décida de tuer le temps et quitta son petit studio situé à deux pas du musée Picasso, traversa le cours Masséna encombré des étals du marché. L’animation et l’ambiance le rassuraient, malgré cela il se sentait inconnu dans cette ville. Tu t’es toujours senti anonyme… Les rues du Vieil Antibes l’avaient envoûté, quelques années auparavant, et le charme ne s’était pas évanoui. Parcourir la vieille ville demeurait un plaisir. Sa promenade favorite ? Longer les remparts bordant la Méditerranée, un itinéraire qu’il fréquentait chaque jour depuis six ans. Six ans ! Une éternité pour lui qui racontait à qui voulait l’entendre ne pas avoir de port d’attache. Ce coin de paradis restait son refuge secret, le cocon qui l’accueillait à chaque retour de voyage, de ses nombreux déplacements dédiés aux compétitions de plongée et d’apnée qui l’amenaient à l’autre bout du monde.
***
L’après-midi arriva enfin. Arthur se positionna près du musée océanographique de Monaco. Il se posta face au somptueux bâtiment dont il connaissait tous les recoins par cœur : au rez-de-chaussée, le hall Princesse Alice, le salon d’honneur, la salle de conférence. Au premier étage, le plus grand cabinet de curiosités du monde dédié à l’océan, l’espace interactif « Monaco et l’océan » et la salle de la baleine. Au dernier étage le restaurant, l’île aux tortues et l’aire de jeux pour les enfants. Il revisita de mémoire les profondeurs du musée et ses aquariums grandioses des mers Méditerranée et tropicales, ainsi que l’espace « L’odyssée des tortues marines », en partie en extérieur. Sandy allait adorer, il en était certain. Il lui semblait la connaître depuis toujours. Il avait hâte de capter sa joie devant toute cette beauté, voir le plaisir briller dans ses magnifiques yeux verts. Il espérait pouvoir obtenir quelques clichés à la volée, immortaliser son expression pour pouvoir la contempler à l’envi dans l’intimité. Il sourit, attendri à l’idée des taches de rousseur parsemant son visage. Comme maman. Il chassa la voix importune d’un mouvement agacé. Concentre-toi.
Se camoufler. Il repéra son arrivée à distance, se noya dans la foule. Rayonnante, elle était entourée de ses followers à l’air idiot, la suivant comme de stupides petits chiens, exaltés face à leur idole. Elle était si belle. Sa queue de cheval dansait derrière sa tête, suivant ses mouvements gracieux. Il admira ses gestes élégants, son regard volontaire. Un jour, elle sera à moi.
***
Saint-Malo, le 7 janvier 2023
Arthur fixa son téléphone avec agacement. Encore un appel de sa dernière conquête en date. Elle me harcèle… Sa transformation physique et mentale payait, il plaisait beaucoup aux femmes. Un vrai play-boy à la technique imparable. Feindre une humilité et un détachement irrésistibles, balancer un sourire assorti d’un coup d’œil distrait, lui raconter ce qu’elle veut entendre, l’écouter, la faire rêver… et c’est dans la poche. C’est ce Arthur-là que Sandy aimera, c’est certain.
Il contrôla sa valise en tétant furieusement sa vapoteuse. Cet arôme réglisse régressif lui plaisait, malgré son manque de virilité. Il vérifia l’intitulé de son billet de train et grimaça à l’idée d’avoir à revenir dans sa région natale. Par amour ! Juste pour se retrouver dans le même train qu’elle.
Demain, c’est le grand jour. Dans le TGV Saint-Malo/Paris, il la rencontrerait enfin, la femme de sa vie. Sandy. Il savait tout d’elle. Sa date de naissance, ses goûts, ses opinions, le tatouage sur sa nuque, son père qui l’avait abandonnée quand elle était enfant, Encore un enfoiré ! la relation avec sa grand-mère Nina qu’elle aimait tant et qu’il avait connue l’année dernière en se faisant passer pour un agent EDF. Elle lui avait offert le café et lui avait beaucoup parlé de sa petite-fille qui lui manquait depuis qu’elle avait quitté la région. C’était tellement excitant d’être si proche d’elle.
Sandy, qu’il suivait sur les réseaux depuis la création de son compte, dont il soutenait l’engagement, likait tous ses post. Elle était si extraordinaire. Sandy pour qui il pratiquait la plongée et l’apnée à un niveau professionnel. Elle sera fière de moi, pour qui il s’était passionné pour la photographie subaquatique. Comme pour marcher dans ses pas, pour qu’elle l’aime, qu’elle l’admire, qu’elle comprenne à quel point ils sont destinés l’un pour l’autre. Pour elle, il s’était transformé. Pour elle, il avait changé. Alors, il en était sûr, elle allait l’aimer.
***
Brest, le 19 mai 2016
Arthur feuilletait le cinquième porte-documents du tatoueur. Il tournait les pages depuis un long moment, le découragement l’envahissait. Rien ne l’interpellait. Il avait besoin d’un symbole fort. Quelque chose qui lui ressemblait, qui le caractérisait. Un totem qui le portait, qui intensifierait son énergie. Tout à coup, l’image d’un requin gueule ouverte, dents menaçantes, attira son attention. Il frissonna et déchiffra les mots « Symbolique du requin » dont la lecture accéléra les battements de son cœur.
« Le requin… un animal de pouvoir… un instinct viscéral… ne recule jamais, va toujours de l’avant… pour les requins, la mort est une tromperie, une transition… en perpétuel état de renouvellement… lié aux énergies et à la confiance en soi… l’autorité propre… valeur attribuée : la survie… Les personnes qui s’identifient à cette créature… douées pour les relations sociales et pour manipuler les gens et les situations… calculateurs, perceptifs, instinctifs, intelligents, centrés, puissants, mystérieux, dynamiques, curieux, efficaces, innovateurs, supérieurs, efficients, équipés, porteurs d’une vision unique… un instinct animal qui peut être viscéral… infaillible… protégera toujours ce qui est sacré pour lui… Qu’est-ce qui est sacré pour un requin ? Sa vie… »
Les mains tremblantes d’excitation, il désigna l’image au tatoueur. Ce dernier hocha la tête, sourire en coin. Le piercing traversant sa narine vibra alors qu’il lui annonçait la couleur.
— C’est parti, accroche-toi !
Arthur tendit son bras gauche. Ça y est, je l’ai enfin trouvé…
Il le savait, il le sentait, ce tatouage allait le révéler. Sa vie allait changer.
***
De retour dans l’appartement familial, des bruits de coups résonnèrent. Son corps se tendit. Il a recommencé, l’enfoiré ! Il poussa avec rage la porte vitrée donnant sur le salon. Son père cognait sa mère, encore et encore. Il croisa le visage éteint de la femme qu’il aimait le plus au monde. Son sang ne fit qu’un tour. Il saisit le vase de feu sa foutue grand-mère paternelle auquel l’enfoiré tenait tant et lui explosa sur le crâne. L’espace d’un instant, il sourit, amusé par l’image de son père hors de lui à cause de la casse de ce vase pourri, avant de frapper de plus en plus fort. De toutes ses forces. Un étrange bruit d’os brisés recouvrit les gémissements de sa mère. Il remarqua alors qu’elle était presque inanimée. Se calmer, respirer. Arthur scruta le visage en charpie de ce père tant haï. L’effroi le traversa un millième de seconde, puis la jouissance pure. Ordure, je t’ai eue. Tu la toucheras plus jamais ! L’odeur métallique du sang, familière, lui rappela le ring. La voix de sa mère, semblant sortir des ténèbres, le ramena au réel.
— Arthur… Qu’est-ce que tu as fait ?
Il regarda ses beaux yeux verts, sa chevelure rousse parsemée du liquide écarlate semé par les coups du bourreau. Il lui sourit.
— Maman, je t’ai sauvée. Tu es libre, enfin !
Elle secoua la tête, les larmes se mêlèrent aux traînées rougeâtres recouvrant son visage couleur ivoire. Elle se redressa avec difficulté. Arthur s’approcha pour l’aider, caressa son bras avec douceur, comme pour la réparer. Elle posa sur lui un regard empli d’amour, ses mains rejoignirent le visage de son fils unique.
— Mon Arthur… Sauve-toi. Sinon ta vie est finie. Pars, vis. Ne pense plus à moi…
Elle retomba au sol, trop faible pour maintenir son corps. Sa peau semblait transparente. Arthur eut peur, il eut soudain l’impression d’avoir cinq ans.
— Maman… Attends, j’appelle les secours, lâche pas, maman !
Il tremblait tant qu’il n’arriva pas à attraper son portable. Il se reprit, commença à pianoter pour trouver le numéro du SAMU, chercha le regard de sa mère déjà partie loin, très loin. Le mobile lui glissa des mains. Il s’approcha d’elle, prit son pouls à tâtons. Un cri de détresse naquît dans sa poitrine.
— Non… maman… non… ce salopard peut pas gagner, maman, non !
Son pouls était inexistant. Un couperet tomba sur ses épaules, sur sa vie tout entière. Il sut qu’il ne pourrait jamais oublier ce regard, celui de sa mère le couvrant de son amour avant de pousser son dernier souffle. J’ai 17 ans, j’ai tué mon salaud de père et je suis orphelin…
Il parcourut cet appartement témoin de la violence meurtrière à laquelle les voisins avaient su rester sourds. Personne pour les protéger. On est toujours seuls sur le bateau… Le lieu de son enfance meurtrie. Les photographies de l’école alignées sur le buffet l’exaspèrent. Lui en élève modèle, sourire forcé, habitué à cacher la misère des sentiments humains, à feindre la joie, la légèreté alors qu’un monstre noir lui broyait la poitrine de ses griffes acérées. Il embrassa la main de sa mère qui lui parut glacée, huma une dernière fois l’odeur chérie juste là, dans le creux de son cou. Puis il se releva. Procéder avec calme. D’abord, éliminer les traces. Dans la salle de bains, il évita son reflet dans l’armoire à pharmacie datant de Mathusalem, effaça les projections de sang sur son visage, savonna ses mains coupables avec soin. Puis il attrapa le briquet de son père, alluma un début de feu sur les rideaux, contempla la naissance des flammes illuminant ses pupilles avant de tirer la porte derrière lui, pour toujours. Dans l’ascenseur, calme, il détailla son visage dans le miroir tacheté. Une petite voix se manifesta, la voix de la raison. Il la reconnut, elle l’avait tant aidé. Il devait l’écouter. Tu vas changer de région, de vie, Arthur. Ta nouvelle existence t’attend. Il acquiesça. De sa main gauche, il frotta ses cheveux blonds rasés, la gueule du requin tatoué sembla s’animer sur son avant-bras. Son regard noisette s’assombrit. Pourquoi pas une nouvelle vie dans le sud de la France ? C’est le rêve de maman…
Oui, c’était bien ça.
Un nouvel homme. Une nouvelle vie.