Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. Dans la baie de Théoule-sur-Mer, à l’abri des regards, Arthur appréciait le calme de la nuit. Personne d’autre à l’horizon, au cœur de l’hiver. Elle et lui, seuls au monde. Alors qu’il caressait ses longs cheveux auréolant son beau visage, Arthur l’observa. Sous la lumière blanche, elle était apaisée, tranquille, libérée. Il l’aimait tant. Il huma son odeur encore présente, là, juste dans le creux de son cou, l’essence de son être qu’il conserverait pour toujours. Il ferma les yeux, son esprit dériva jusqu’aux prémices de leur rencontre.
***
Vieil Antibes, le 24 février 2022
Fébrile, Arthur se connecta sur Instagram. Comme à son habitude, il vérifia le nombre d’abonnés du compte Sandy.dive. Il fronça les sourcils en inventoriant trente-cinq nouveaux fans en vingt-quatre heures, et grimaça en recensant seize hommes. Ses mains tremblèrent. Trop de monde à son goût. S’il était hacker, il ferait sauter son compte pour la protéger de tous ces gens, la garder rien que pour lui. Il fit défiler les stories. Elle était si belle. Il s’arrêta sur une photo, admira son visage d’ange, ses longs cheveux roux brillant au soleil, ses yeux verts. L’image de sa mère agonisante interféra, mais la voix dans sa tête la chassa très vite. Il visualisa le dernier réel de Sandy. Lorsqu’elle prononça ses premiers mots, son cœur manqua un battement.
Hello à tous, j’espère que vous allez bien ! Vous connaissez ma passion pour les fonds marins. J’ai prévu de visiter le musée océanographie de Monaco samedi prochain, il a l’air extraordinaire ! C’est l’occasion de nous rencontrer, si ça vous dit ! Je vous y donne rendez-vous, à bientôt !
La vidéo s’arrêta sur son sourire radieux. Il respira avec calme. Expire longuement, 10 temps, poumons vides, 5, inspire 8, poumons pleins, 5… Il devait se ressaisir. La rencontrer ? Trop tôt, il n’était pas encore prêt. Mais il ne pouvait manquer cette occasion inouïe, elle serait là, à moins d’une heure de chez lui alors qu’elle vivait à l’autre bout de la France, en Bretagne. Il s’y rendrait incognito. Juste pour l’apercevoir. L’excitation et l’adrénaline parcoururent son corps. C’est trop tôt, calme-toi. Oui, il devait écouter la petite voix, toujours.
***
En ce début de week-end, le réveil indiquait cinq heures. Arthur ouvrit les yeux, encore fatigué de sa nuit écourtée par son obsession à l’idée de voir enfin Sandy. En vrai. Mais il ne put déroger à la règle : respecter précisément son emploi du temps. L’importance des rituels. Samedi matin, au programme, plongée et séance de yoga intensive. Il n’était pas LE spécialiste de l’apnée par hasard. Travailler, se dépasser, encore et toujours. Après avoir transpiré sur les postures yogiques, il s’octroya une douche glacée. Pour que tu te souviennes que tu es vivant. A six heures tapantes, il ouvrait la base nautique dont il était responsable. Au vestiaire, il s’équipa avec soin, savourant le calme des lieux. Être le premier sur place était sa satisfaction personnelle. Dans le miroir, il observa ses cheveux mi-longs décolorés par le soleil. Le reflet de son visage blême, cheveux rasés, figé dans l’ascenseur après avoir commis l’irréparable, s’interposa. Il chassa l’image. Cette personne n’existe plus. Il sourit à son double. C’est une belle journée. Lorsqu’il goûta la fraîcheur de la Méditerranée, écrasé par le poids de l’eau, il eut l’impression d’être vivant, plein. En un seul morceau. Lui face à la mer. Évidemment, Jean Reno était son héros, Le grand bleu son film préféré.
Il décida de tuer le temps et quitta son petit studio situé à deux pas du musée Picasso, traversa le cours Masséna encombré des étals du marché. L’animation et l’ambiance le rassuraient, malgré cela il se sentait inconnu dans cette ville. Tu t’es toujours senti anonyme… Les rues du Vieil Antibes l’avaient envoûté, quelques années auparavant, et le charme ne s’était pas évanoui. Parcourir la vieille ville demeurait un plaisir. Sa promenade favorite ? Longer les remparts bordant la Méditerranée, un itinéraire qu’il fréquentait chaque jour depuis six ans. Six ans ! Une éternité pour lui qui racontait à qui voulait l’entendre ne pas avoir de port d’attache. Ce coin de paradis restait son refuge secret, le cocon qui l’accueillait à chaque retour de voyage, de ses nombreux déplacements dédiés aux compétitions de plongée et d’apnée qui l’amenaient à l’autre bout du monde.
***
L’après-midi arriva enfin. Arthur se positionna près du musée océanographique de Monaco. Il se posta face au somptueux bâtiment dont il connaissait tous les recoins par cœur : au rez-de-chaussée, le hall Princesse Alice, le salon d’honneur, la salle de conférence. Au premier étage, le plus grand cabinet de curiosités du monde dédié à l’océan, l’espace interactif « Monaco et l’océan » et la salle de la baleine. Au dernier étage le restaurant, l’île aux tortues et l’aire de jeux pour les enfants. Il revisita de mémoire les profondeurs du musée et ses aquariums grandioses des mers Méditerranée et tropicales, ainsi que l’espace « L’odyssée des tortues marines », en partie en extérieur. Sandy allait adorer, il en était certain. Il lui semblait la connaître depuis toujours. Il avait hâte de capter sa joie devant toute cette beauté, voir le plaisir briller dans ses magnifiques yeux verts. Il espérait pouvoir obtenir quelques clichés à la volée, immortaliser son expression pour pouvoir la contempler à l’envi dans l’intimité. Il sourit, attendri à l’idée des taches de rousseur parsemant son visage. Comme maman. Il chassa la voix importune d’un mouvement agacé. Concentre-toi.
Se camoufler. Il repéra son arrivée à distance, se noya dans la foule. Rayonnante, elle était entourée de ses followers à l’air idiot, la suivant comme de stupides petits chiens, exaltés face à leur idole. Elle était si belle. Sa queue de cheval dansait derrière sa tête, suivant ses mouvements gracieux. Il admira ses gestes élégants, son regard volontaire. Un jour, elle sera à moi.
***
Saint-Malo, le 7 janvier 2023
Arthur fixa son téléphone avec agacement. Encore un appel de sa dernière conquête en date. Elle me harcèle… Sa transformation physique et mentale payait, il plaisait beaucoup aux femmes. Un vrai play-boy à la technique imparable. Feindre une humilité et un détachement irrésistibles, balancer un sourire assorti d’un coup d’œil distrait, lui raconter ce qu’elle veut entendre, l’écouter, la faire rêver… et c’est dans la poche. C’est ce Arthur-là que Sandy aimera, c’est certain.
Il contrôla sa valise en tétant furieusement sa vapoteuse. Cet arôme réglisse régressif lui plaisait, malgré son manque de virilité. Il vérifia l’intitulé de son billet de train et grimaça à l’idée d’avoir à revenir dans sa région natale. Par amour ! Juste pour se retrouver dans le même train qu’elle.
Demain, c’est le grand jour. Dans le TGV Saint-Malo/Paris, il la rencontrerait enfin, la femme de sa vie. Sandy. Il savait tout d’elle. Sa date de naissance, ses goûts, ses opinions, le tatouage sur sa nuque, son père qui l’avait abandonnée quand elle était enfant, Encore un enfoiré ! la relation avec sa grand-mère Nina qu’elle aimait tant et qu’il avait connue l’année dernière en se faisant passer pour un agent EDF. Elle lui avait offert le café et lui avait beaucoup parlé de sa petite-fille qui lui manquait depuis qu’elle avait quitté la région. C’était tellement excitant d’être si proche d’elle.
Sandy, qu’il suivait sur les réseaux depuis la création de son compte, dont il soutenait l’engagement, likait tous ses post. Elle était si extraordinaire. Sandy pour qui il pratiquait la plongée et l’apnée à un niveau professionnel. Elle sera fière de moi, pour qui il s’était passionné pour la photographie subaquatique. Comme pour marcher dans ses pas, pour qu’elle l’aime, qu’elle l’admire, qu’elle comprenne à quel point ils sont destinés l’un pour l’autre. Pour elle, il s’était transformé. Pour elle, il avait changé. Alors, il en était sûr, elle allait l’aimer.
***
Brest, le 19 mai 2016
Arthur feuilletait le cinquième porte-documents du tatoueur. Il tournait les pages depuis un long moment, le découragement l’envahissait. Rien ne l’interpellait. Il avait besoin d’un symbole fort. Quelque chose qui lui ressemblait, qui le caractérisait. Un totem qui le portait, qui intensifierait son énergie. Tout à coup, l’image d’un requin gueule ouverte, dents menaçantes, attira son attention. Il frissonna et déchiffra les mots « Symbolique du requin » dont la lecture accéléra les battements de son cœur.
« Le requin… un animal de pouvoir… un instinct viscéral… ne recule jamais, va toujours de l’avant… pour les requins, la mort est une tromperie, une transition… en perpétuel état de renouvellement… lié aux énergies et à la confiance en soi… l’autorité propre… valeur attribuée : la survie… Les personnes qui s’identifient à cette créature… douées pour les relations sociales et pour manipuler les gens et les situations… calculateurs, perceptifs, instinctifs, intelligents, centrés, puissants, mystérieux, dynamiques, curieux, efficaces, innovateurs, supérieurs, efficients, équipés, porteurs d’une vision unique… un instinct animal qui peut être viscéral… infaillible… protégera toujours ce qui est sacré pour lui… Qu’est-ce qui est sacré pour un requin ? Sa vie… »
Les mains tremblantes d’excitation, il désigna l’image au tatoueur. Ce dernier hocha la tête, sourire en coin. Le piercing traversant sa narine vibra alors qu’il lui annonçait la couleur.
— C’est parti, accroche-toi !
Arthur tendit son bras gauche. Ça y est, je l’ai enfin trouvé…
Il le savait, il le sentait, ce tatouage allait le révéler. Sa vie allait changer.
***
De retour dans l’appartement familial, des bruits de coups résonnèrent. Son corps se tendit. Il a recommencé, l’enfoiré ! Il poussa avec rage la porte vitrée donnant sur le salon. Son père cognait sa mère, encore et encore. Il croisa le visage éteint de la femme qu’il aimait le plus au monde. Son sang ne fit qu’un tour. Il saisit le vase de feu sa foutue grand-mère paternelle auquel l’enfoiré tenait tant et lui explosa sur le crâne. L’espace d’un instant, il sourit, amusé par l’image de son père hors de lui à cause de la casse de ce vase pourri, avant de frapper de plus en plus fort. De toutes ses forces. Un étrange bruit d’os brisés recouvrit les gémissements de sa mère. Il remarqua alors qu’elle était presque inanimée. Se calmer, respirer. Arthur scruta le visage en charpie de ce père tant haï. L’effroi le traversa un millième de seconde, puis la jouissance pure. Ordure, je t’ai eue. Tu la toucheras plus jamais ! L’odeur métallique du sang, familière, lui rappela le ring. La voix de sa mère, semblant sortir des ténèbres, le ramena au réel.
— Arthur… Qu’est-ce que tu as fait ?
Il regarda ses beaux yeux verts, sa chevelure rousse parsemée du liquide écarlate semé par les coups du bourreau. Il lui sourit.
— Maman, je t’ai sauvée. Tu es libre, enfin !
Elle secoua la tête, les larmes se mêlèrent aux traînées rougeâtres recouvrant son visage couleur ivoire. Elle se redressa avec difficulté. Arthur s’approcha pour l’aider, caressa son bras avec douceur, comme pour la réparer. Elle posa sur lui un regard empli d’amour, ses mains rejoignirent le visage de son fils unique.
— Mon Arthur… Sauve-toi. Sinon ta vie est finie. Pars, vis. Ne pense plus à moi…
Elle retomba au sol, trop faible pour maintenir son corps. Sa peau semblait transparente. Arthur eut peur, il eut soudain l’impression d’avoir cinq ans.
— Maman… Attends, j’appelle les secours, lâche pas, maman !
Il tremblait tant qu’il n’arriva pas à attraper son portable. Il se reprit, commença à pianoter pour trouver le numéro du SAMU, chercha le regard de sa mère déjà partie loin, très loin. Le mobile lui glissa des mains. Il s’approcha d’elle, prit son pouls à tâtons. Un cri de détresse naquît dans sa poitrine.
— Non… maman… non… ce salopard peut pas gagner, maman, non !
Son pouls était inexistant. Un couperet tomba sur ses épaules, sur sa vie tout entière. Il sut qu’il ne pourrait jamais oublier ce regard, celui de sa mère le couvrant de son amour avant de pousser son dernier souffle. J’ai 17 ans, j’ai tué mon salaud de père et je suis orphelin…
Il parcourut cet appartement témoin de la violence meurtrière à laquelle les voisins avaient su rester sourds. Personne pour les protéger. On est toujours seuls sur le bateau… Le lieu de son enfance meurtrie. Les photographies de l’école alignées sur le buffet l’exaspèrent. Lui en élève modèle, sourire forcé, habitué à cacher la misère des sentiments humains, à feindre la joie, la légèreté alors qu’un monstre noir lui broyait la poitrine de ses griffes acérées. Il embrassa la main de sa mère qui lui parut glacée, huma une dernière fois l’odeur chérie juste là, dans le creux de son cou. Puis il se releva. Procéder avec calme. D’abord, éliminer les traces. Dans la salle de bains, il évita son reflet dans l’armoire à pharmacie datant de Mathusalem, effaça les projections de sang sur son visage, savonna ses mains coupables avec soin. Puis il attrapa le briquet de son père, alluma un début de feu sur les rideaux, contempla la naissance des flammes illuminant ses pupilles avant de tirer la porte derrière lui, pour toujours. Dans l’ascenseur, calme, il détailla son visage dans le miroir tacheté. Une petite voix se manifesta, la voix de la raison. Il la reconnut, elle l’avait tant aidé. Il devait l’écouter. Tu vas changer de région, de vie, Arthur. Ta nouvelle existence t’attend. Il acquiesça. De sa main gauche, il frotta ses cheveux blonds rasés, la gueule du requin tatoué sembla s’animer sur son avant-bras. Son regard noisette s’assombrit. Pourquoi pas une nouvelle vie dans le sud de la France ? C’est le rêve de maman…
Oui, c’était bien ça.
Un nouvel homme. Une nouvelle vie.